AccueilActualitésInterview. Résidence écriture de Lydie Salvayre
Lors du dernier festival Arte Flamenco, une résidence d’écriture était proposée à Lydie Salvayre, Prix Goncourt 2014. Tout au long de la semaine, et grâce à quelques notes flamencas, l’écrivaine a exploré un pan douloureux de sa mémoire, la figure complexe du père et renoué avec les racines andalouses de ce dernier qui aimait tellement le flamenco...
« Le flamenco a déclenché en moi des émotions sans commune mesure avec ce que j’imaginais »
Arte Flamenco : Comment avez-vous vécu cette résidence d’écriture pendant le Festival Arte Flamenco ?
Lydie Salvayre : Je vais avouer la réalité. J’ai accepté cette résidence en étant mue par la curiosité et je suis venue à Mont-de-Marsan, les mains en haut du guidon, comme on dit. Détendue. Persuadée que, bien évidemment, je ne jouerai pas là et maintenant mes tripes. Or, c’est tout le contraire qui est arrivé...J’ai été happée par ce qu’il s’est passé.
C’est-à-dire ?
A Mont-de-Marsan, dès le premier soir du Festival, je me trouve sur les marches du théâtre. La soirée s’annonce agréable et douce. Sur la scène du Village, s’avancent la danseuse María Cárdenas, le chanteur Kisko de Alcalá et le guitariste Antonio Gámez. Je ne les connais pas du tout. Tout au long de la semaine, et ce n’est pas pour manquer de respect à ces artistes-là, je vais entendre et voir d’immenses interprètes qui me bouleverseront. Mais là, soudain, avec simplement quelques accords de guitare, deux ou trois lignes mélodiques, l’intervention du chanteur, une couleur musicale, toute une atmosphère, je suis immédiatement bousculée. Et je suis saisie d’un sanglot inconsolable qui vient de je ne sais où. Et je me demande alors ce qu’il se passe. Ce qu’il se joue. Si la seule force du flamenco pouvait expliquer cela. Ou bien si c’est encore quelque manifestation plus lointaine, plus enfouie qui refait surface.
En fait, ce qui se passait alors sur scène me renvoie brutalement à mon père...mon père tellement colérique...Et je vous l’ai dit : je pleure.
Parlez-nous de ce père...
Pendant l’enfance et longtemps après, je me suis forgée, et mes sœurs avec moi, une hostilité totale à l’encontre de ce père désigné comme définitivement méchant, toujours en colère. Toujours. En colère contre sa famille et l’on sait que le foyer familial est le lieu idéal pour y exercer en toute impunité une totale tyrannie. En colère contre le capitalisme, contre l’égoïsme des classes bourgeoises, contre ses amis communistes tentés par l’anarchisme, contre le voisin qui ne taillait pas sa haie comme lui aurait voulu. Contre tout et contre tous.
En plus de cela, il écoutait très souvent du flamenco. Et il nous bassinait avec ça. Nous, forcément, et aussi parce que ce genre était trop intimement lié à sa personnalité, nous avions pris le contrepied et les toutes jeunes filles que nous étions, préférions Adamo et tous les chanteurs à la mode de cette époque.
Quelle était l’histoire de ce père et quels événements pouvaient expliquer cette colère permanente ?
Mon père était natif de Jaen, en Andalousie (1). Il était né dans une famille bourgeoise, aisée, très à droite et avant la guerre, il menait là-bas une vie agréable de señorito dans le confort d’une Andalousie qui lui offrait alors le meilleur. Comme par exemple le flamenco. Et tout le reste qui faisait sa panoplie.
La guerre est venue et le mystère demeure grand pour moi : comment un jeune homme de sa condition a-t-il pu embrasser le communisme avec cette radicalité au moment où, certes, il a rejoint les rangs de l’armée républicaine ? Comment s’est-il mis à vénérer Staline avec autant d’idolâtrie ? Comment et pourquoi a-t-il basculé ainsi ?
Comme tant d’autres vaincus, il a fallu ensuite qu’il fuie son pays. En France, le señorito bien habillé est devenu maçon poussiéreux et à cette nouvelle situation s’est développé inévitablement un sentiment de déclassement, d’humiliation et la colère dont je parlais a pris peu à peu le dessus. Et il s’y est noyé
Qu’avez-vous compris à Mont-de-Marsan ?
Les premières notes de flamenco m’ont renvoyé à ce qu’écoutait et aimait mon père, au moment des jours heureux à Jaen. J’ai compris, près de soixante-dix ans plus tard, que cette colère qu’il manifestait, sa tyrannie, son autoritarisme, tout cela devait le tenir debout.
J’ai compris que le señorito, contraint de devenir maçon, forcé de devoir supporter son statut d’étranger, et dans l’impossibilité de « digérer » tout ce chagrin et cette nostalgie, s’était réfugié dans cette triste colère.
Nous, sa famille, nous sommes construits dans la détestation de cette domination écrasante – nous ne pouvions faire autrement pour résister et nous sommes devenues des championnes de l’émancipation, avec le goût de nous éloigner dès que ce serait possible. Mais nous l’avons accompli tout en nous taisant, en qualité de filles d’ouvriers, de filles d’étrangers qui « parlaient » français comme des vaches espagnoles...
Et soudain, pendant le Festival Arte Flamenco, ces notes et ces chants flamencos...
Oui...Et alors toute l’histoire me requestionne brutalement... Je me suis construite comme une championne de l’émancipation, je viens de le dire, comme fille de prolétaires, comme écrivaine transfuge de classe, beaucoup d’autres choses de ce genre. Et ce n’est pas rien.
Et le flamenco a déclenché en moi des émotions sans commune mesure avec ce que j’imaginais. Le flamenco - et ces artistes qu’aimaient écouter mon père, ce qui nous exaspérait, - soudain prenait une tout autre couleur, un tout autre sens. Il remodelait l’Histoire, son histoire, la nôtre ensemble et la mienne, constituée contre lui. A présent, le flamenco et sa cargaison remuaient les cendres. Il se passait quelque chose...
Qu’allez-vous faire désormais avec toutes ces cendres ? Toute cette cargaison ?
La commande, pour cette résidence, est de produire un texte afin qu’il soit restitué lors du prochain Festival Arte Flamenco en 2025. J’y pense et j’y travaille depuis que j’ai quitté Mont-de-Marsan...
Je pense aussi à tous ces moments extraordinaires vécus tout au long de la semaine, auprès de plusieurs artistes, au concert, à table après les spectacles, ici ou là. A table avec une douzaine de lecteurs et lectrices. Je pense à cette fois où Olivier Deck (2) m’a interprété à la guitare Alfonsina y el mar, cette merveilleuse chanson qui raconte le suicide d’une poétesse sudaméricaine laquelle, à 46 ans, saute du pont d’un bateau et s’enfonce dans la mer ...(3) Je ne m’attendais pas non plus à la séance de photographie avec Pierre Dupin, lui-même en résidence. Je ne m’attendais à rien d’aussi inouï. Cela a laissé des germes positifs.
Je le répète : il s’est vraiment passé quelque chose...
Propos recueillis par Serge Airoldi